« Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » (Par Marie-Hélène Martin)
Soirée d’été 2020, on dîne en famille à la table de jardin. Peu auparavant, papa Jonathan a sévèrement grondé les enfants, sortis sans surveillance sur la rue. Dans le tremblement de sa voix perçait la peur rétrospective de ce qui aurait pu arriver. Soudain, Gabriel, 10 ans, se lève brusquement de table avec un cri d’effroi : il vient d’apercevoir une araignée à 3 m de lui, et il a la phobie des araignées. Un peu plus tard, des pleurs nous parviennent de la chambre où on a couché Léa, 3 ans. Elle a peur du noir et des monstres qui profitent des ténèbres pour se tapir sous le lit, ou derrière les armoires… Toute la journée, les « plus-de-65-ans » ont scrupuleusement respecté les recommandations d’usage pour éviter une contamination qui pourrait leur être fatale. Et on a préféré ne pas rendre visite à l’aïeule, de peur que… Car comment éviter la peur, quand on est incité à longueur de messages à multiplier les précautions, quand on entend le décompte des malades et des morts, quand l’incertitude de l’avenir fait mettre des « si » à tous les projets ? Et pourtant la question se pose de savoir si notre peur est du même ordre que celle de Jonathan, de Gabriel ou de Léa, s’il faut la respecter ou s’en moquer, et surtout comment la raisonner et la dominer.
Le singe nu
La vulnérabilité naturelle de l’homme, créé nu, sans sabots, sans cornes, sans griffes et sans fourrure comme le rappelle le mythe de Prométhée, installe en chacun de nous une peur instinctive devant ce qui est source potentielle de danger ; le frôlement d’un insecte sur notre peau va déclencher le réflexe de le chasser avant même d’avoir discerné s’il était susceptible de nous nuire. Ainsi s’explique la frayeur de Gabriel ; mais on voit bien aussi que sa réaction est disproportionnée par rapport au danger réel représenté par une inoffensive épeire. De même les terreurs nocturnes de Léa doivent plus à l’imaginaire qu’à autre chose ; mais même revenus de nos cauchemars enfantins, nous savons tous par expérience que les pensées et les soucis qui nous occupent l’esprit, le jour, prennent à la faveur de la nuit des proportions monstrueuses.
Les bienfaits de la peur
Ramenée à une juste appréciation du danger encouru, la peur sera une bonne conseillère. Papa Jonathan a raison de mettre en garde ses enfants encore inconscients de tous les dangers auxquels ils peuvent s’exposer par imprudence. On n’ira pas chatouiller un dogue qui montre les crocs. On ne tentera pas le Seigneur en se jetant du haut d’une falaise, pour voir si ses anges arrêtent notre chute (Luc 4, 9-12)… Dans le contexte d’épidémie qui est le nôtre, chacun doit pouvoir cultiver une vertu de prudence assez éclairée pour discerner les comportements à adopter et les risques à éviter. En outre, la peur de nuire à autrui (spécialement dans le cas où on ne se sent pas soi-même vulnérable) sera une forme particulière de charité, de souci du frère. Inversement, les revendications de certains qui se plaignent d’atteinte à leur liberté et entendent rejeter toutes les entraves, apparaissent comme relevant du pur égoïsme. Faisons donc appel à l’esprit de conseil et de force que nous avons reçu, pour agir en toute justice. Conformons-nous à cet avertissement : « Gardez-vous d’agir avec négligence dans cette affaire, de peur que le mal ne grandisse et ne cause tort aux rois »… que sont tous nos semblables, fils du Très-Haut ! (Esdras 4, 22)
L’esprit de peur
Le problème commence quand cette peur de la contagion crée une détresse, une oppression, une paralysie à laquelle nous n’arrivons plus à nous soustraire. Alors, clairement, nous sommes devenus esclaves d’un esprit de peur, et cette fois c’est de notre liberté intérieure qu’il s’agit, et c’est elle qu’il faut restaurer. Comme le dit Paul aux Corinthiens, « c’est dans votre cœur que vous êtes à l’étroit », et je traduirais volontiers mot à mot : c’est dans vos tripes que vous êtes confinés, car c’est là que la peur nous tient ! (2 Corinthiens 6, 12).
Or nous n’avons pas reçu « un esprit qui nous rende esclaves et nous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de nous des fils adoptifs » (Rom 8, 15), qui fait de nous des enfants de Dieu, destinés à partager l’héritage du Christ, destinés, au bout du compte, à avoir part à sa gloire, par-delà les « souffrances du temps présent » qui sont sans commune mesure avec elle. Et nous vivrons pleinement, dès maintenant, en enfants de Dieu, si nous nous laissons conduire par cet Esprit qui donne la Vie à nos corps mortels !
Car en définitive, toutes nos peurs se résument à la peur de souffrir et la peur de mourir. La sueur de sang de Jésus à Gethsémani (Luc 22, 44) nous prouve, s’il en était besoin, qu’il n’y a rien de plus humain, et que même avec le réconfort d’un ange nul n’échappe à cet effroi de l’agonie. Et que la mort relève de l’Ennemi, c’est ce qui est dit nettement par saint Paul lorsqu’il envisage le salut final, quand Dieu aura mis tous ses ennemis sous ses pieds, « le dernier ennemi détruit étant la mort » (1 Cor 15, 26). Mais nous ne cessons de la proclamer : notre Seigneur est vainqueur ! Que ces mots ne soient pas seulement sur nos lèvres !
Confiance en Dieu, confiance en nos frères
Les disciples pris dans la tempête sont en danger de mort, mais à leur affolement Jésus répond en les morigénant : « pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » (Mat 8, 26). Le remède à la peur, c’est la confiance en Dieu qui nous sauve. Combien de fois dans l’Ecriture trouve-t-on l’injonction « ne crains pas ! » (entre autres, Is 41, 10.13.14 ; Soph 3, 15). Devant l’inquiétude du lendemain, Jésus nous incite à nous abandonner totalement à la providence divine, à la sollicitude du Père qui ne nous laissera manquer de rien (Mat 6, 24-34).
Un autre effet pervers de la peur est qu’elle nous centre sur nous-mêmes et corrompt gravement notre rapport à autrui. Au lieu d’être l’objet de notre amour fraternel, il devient un suspect dont nous devrions nous méfier. Notre prochain devient celui dont il ne faudrait pas s’approcher ! Comme le prêtre et le lévite de la parabole, allons-nous nous tenir à l’écart de notre frère en souffrance, par peur d’être souillés par ses blessures ? (Luc 10, 29-32) Sans tomber dans l’illusion que nous serions magiquement protégés de tout mal par le seul fait de notre foi au Christ, sachons dépasser nos appréhensions quand la fraternité exige que nous nous fassions proches les uns des autres. Par dessus tout, restons fermement attachés au Christ notre Sauveur, en nous rappelant ces mots d’un apôtre pourtant confronté à la persécution et à la perspective du martyre : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ?… en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés … rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rom 8, 35-38).
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Maman Elodie est allée consoler et rassurer Léa, qui maintenant dort paisiblement. En la regardant dormir, reprenons ces versets du psaume 131 : « Je tiens mon âme en paix et silence ; comme un petit enfant [qu’on vient d’allaiter] contre sa mère, comme un petit enfant, telle est mon âme en moi. »
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